Début de conférence en fanfarre dans l’enceinte d’ordinaire feutrée de la bibliothèque Couronnes(*) «C’est nous les Africains !» ouvre une rencontre avec l’historien Alain Ruscio sur le thème «La chanson coloniale, miroir de la colonie, miroir de la société ?»(**)
Les extraits de vieux succès coloniaux que nous écoutons (***) décrivent une société coloniale mais aussi métropolitaine foncièrement machiste et raciste – au sens où elle est sûre et fière de sa supériorité sur les peuples conquis.
Un sommet semble être atteint avec «La Noire» une chanson d’Aristide Bruant où la Noire en question mascotte de la soldatesque « n’a qu’un seul amant, Qui s’appelle le régiment, Et le régiment le sait bien, La Noire a remplacé le chien».
Cette image méprisante des Noirs et Arabes «grands enfants» faits pour l’amour et la danse, assoit une idéologie coloniale où l’homme blanc justifie sa mission civilisatrice (et économique) dans la nécessité d’élever ces races «inachevées». Cette pensée voit une curieuse alliance des religieux et des laïcs.
Alain Ruscio explique le large succès populaire de ce répertoire (les personnes de plus de 40 ans connaissent facilement une douzaine de ces chansons) par :
- l’efficacité du répertoire : un seul thème par chanson, recours à l’humour, qualité des mélodies
- la notoriété des auteurs et interprètes ; il est à noter que – de Bruant à Piaf – tous les plus grands ont participé à cette entreprise, y compris Joséphine Baker !
- leur diffusion très régulière
- leur utiliation à l’école
- enfin la passion française pour la chanson
Si la période étudiée (1880-1960) montre une forte continuité dans les thèmes il faut néanmoins distinguer des différences
· régionales :
- l’Indochine avec la Tonkinoise nommée Mela Oli !
- Pourquoi la Casbah l’a brulé mon zami ? curieusement prémonitoire…
- Travadja, la Moukère
- la Fille du bédouin
· temporelles : les chansons ciblant les Africains se firent au cours de la première guerre mondiale. On va subitement vanter l’héroïsme de ces soldats… dont on a tant besoin au front (jusqu’à magnifier l’amour sincère d’une Blanche et du vaillant soldat Boudou Badabou)
De rares chansonniers ont essayé de faire entendre une autre voix.
- il s’agit des anarchistes ; Clerville (1842 ? ou 1942) rend hommage au «combat des Algériens qui luttent pour leur Patrie, leur Dieu et leur liberté»
- puis des communistes dans l’entre-deux guerre
La veine finie par s’épuiser sous le coup de prises de conscience (Leiris, Levi-Strauss à l’UNESCO) et bien sûr de la décolonisation. On est surpris qu’aucune chanson populaire contre la guerre d’Algérie n’est été produite. Le Déserteur (Boris Vian) n’était pas une chanson anti-coloniale mais sans doute le seul tube anti-militariste français.
Après la décolonisation, la chanson anti-raciste essaiera progressivement de gommer les profonds préjugés laissés par ces chansons. On se souvient entre autres de :
- Lili, Pierre Perret
- Mamadou m’a dit, François Béranger
La conclusion de la rencontre nous ramène inévitablement à l’actualité, la loi de février 2005 et les bienfaits supposés de la colonisation auxquels s’oppose vigoureusement Alain Ruscio avec trois arguments :
- en tant que chercheur, il estime que ce n’est pas au politique de trancher sur un débat historique,
- il voit peu d’aspects positifs dans les entreprises coloniales et estime que son anthologie montre assez la hauteur du mépris dans lequel étadt placés les «indigènes»
- il considère cette loi comme très inoportune car agravant la déjà lourde fracture sociale française.
(*) Bibliothèque de la ville de Paris. Fonds spécialisé sur l’Afrique noire et le monde arabe.
(**) Conférence animée par l’éditeur Bernard Magnier.
(***) Alain Ruscio, « la France était belle aux temps des colonies », Anthologie de chansons coloniales. Éditions Maisonneuve et Larose. Avec CD.