J’ai souhaité revoir l’expo de Sérgio Santimano avant qu’elle ne ferme définitivement ses portes(*). Car c’est une leçon de photographie. Ou plus exactement un exercice de photographie car si une leçon affirme, un exercice questionne.
Ces dernières années ce photographe Mozambicain, s’est rendu quatre fois dans la région du Niassa, aux confins Nord-Ouest du Mozambique entre lac Malawi et Tanzanie. Le monde ne s’est intéressé que très sporadiquement à ce territoire vaste comme trois fois la Suisse. Terrain de rivalités coloniales au XIXème s., exploité par la Compagnie du Niassa jusqu’en 1930, base libérée du FRELIMO dans la lutte pour l’indépendance, centre de rééducation par le travail en 83, zone pilote pour fermiers blancs sud-africains quelques années plus tard… en bref une terre marquée par beaucoup d’opportunisme mais aucun intérêt pour son développement réel.
Son reportage – car c’est bien de cela qu’il s’agit – questionne donc. Comment photographier un lieu presque inconnu et en tout cas très rarement illustré, en revenir et dire, sans le dire : «voilà, le Niassa c’est ça» ? Lourde responsabilité quand vous êtes l’unique témoin, que de revèler au reste du monde un univers tout entier, d’eau, de terre et de vie, de créer une image qui ne soit pas un cliché. Que montrer qui ne soit réducteur, qui ne marque pour des décennies une contrée dans l’imaginaire des autres et des siens ? Ne pas trahir ? Mais trahir qui et quoi ? Nul n’a scellé de pacte avec le photographe, ni la salamandre à contre-jour suspendue à sa moustiquaire, ni les nuages bas qui courrent sur la savane, pas même les femmes qui tournoient en noir et blanc. Quel point de vue adopter, celui du photographié ou celui du public ? Quel est le point de vue d’un habitant du Niassa sur un travail photographique et doit-on s’y conformer ? Comment échapper même inconsciemment à ce qu’un public attend des thèmes abordés et la manière de les traiter…
Face à ces questions Sérgio Santimano ne s’est pas réfugié dans l’esthétisme. Il n’a que faire également d’une anthropologie passéiste et de reportage naturaliste. Son pari c’est de nous montrer une région qui va de l’avant. Des pistes à n’en plus finir, des vélos plus chargés que des camions, des chercheurs d’or et leurs femmes, un train, des ponts à la construction tant attendue, une centrale électrique rutilante, des écoliers, un fonctionnaire. Un Niassa qui veut rattraper la course du monde.
La forme est au service «du discours». En cherchant bien il y a des réminiscences de réalisme socialiste dans ses photos de chantier, un soupçon d’Homme Nouveau… qui s’estompe très vite. L’usage maîtrisé de multiples plans photographiques a le don de créer la distance propice au doute, le questionnement. Le sujet qui nous fixe nous renvoie à cette interrogation plus fondamentale encore. Ce monde que je viens d’entrevoir et où tu habites est-il aussi le mien ?
(*) Terra incógnita. Photographies de Sérgio Santimano. Galerie de l’AMF (Association Mozambicaine de Photographie). Av. J. Nyerere. De 6 à 16 Outubro. 10h-13h – 15h-20h. Sábados e Domingos. 14h-20h. Ceux qui ne verront pas l’exposition se jetteront sur le catalogue (600 MTn) ou se consoleront sur l’expo José Cabral qui prendra sa place toujours dans le cadre de Photo Festa.
Pour citer cet article (format MLA) : Traynard, Yves. « Terra incógnita ». ytraynard.fr 2024 [En ligne]. Page consultée en 2024. <https://www.ytraynard.fr/2006/10/terra-incognita/>