Mohammed Taleb est philosophe et historien algérien. Il préside l’Association Ishtar(*) qui se consacre, notamment, à la revalorisation du patrimoine culturel et civilisationnel arabo-musulman au travers de recherches et de cours comme celui d’aujourd’hui intitulé : Les fondements historico-géographiques et culturels de l’identité arabo-musulmane(**).
Dans un premier temps notre conférencier en bon universitaire aborde les questions de méthode. Revenant sur les approches analytique, systémique, pluri-disciplinaire, inter-disciplinaire il définit l’approche trans-disciplinaire qu’il souhaite employer non pas comme juxtaposition ou dialogue de disciplines, mais comme leur dépassement. Il refuse le diktat du Logos en réintroduisant le Mythos pour une interaction informante entre réalité et imaginaire.
Quelques exemples concrets de « découvertes » réalisées par cette méthode qui permet d’articuler des problématiques a priori non articulées.
- Comment analyser l’acharnement américain sur des sites archéologiques irakiens sans introduire le fondamentalisme protestant de la Bible belt, dont l’imaginaire est peuplé des figures d’apocalypse de la Babylone biblique, mais aussi du Mayflower et du rêve de la terre promise ?
- Comment ne pas voir les échecs de la rationalité lorsqu’elle devient l’unique chemin de la connaissance en constatant les désastres écologiques purs produits d’une réduction du réel au matériel alors que se joue une profanation ?
- Comment, avec Aminata Traoré ancienne ministre de la Culture du Mali, ne pas décrypter dans la mondialisation libérale non seulement des enjeux économiques mais aussi un « viol de l’imaginaire », par mondialisation des paradigmes occidentaux conduisant à une perte de sens et la dissolution des liens sociaux traditionnels ?
- Comment enfin ne pas voir les ravages de l’affadissement de l’imaginaire que représente la folklorisation des cultures ?
Voilà donc pour l’illustration de la méthode. Application à l’identité arabo-musulmane. Au terme d’une vaste fresque historique voici ce que je retiens :
- La multiplicité des vecteurs de signification de l’arabité passée de l’identité ethnique pré-islamique (tribu semi-nomade) au groupe social impérial et urbain lors de l’installation de la dynastie ommeyade à Damas,
- La faible diffusion de l’arabe en tant que langue (et non graphie) à des peuples non sémitiques (Perses, Indonésiens, Africains…),
- La négation du leg arabe de la période pré-islamique (agriculture…) considérée comme celle de l' »ignorance » dans cette lutte à l’avènement de l’islam qui aboutit à la victoire de la transcendance sur l’historicité,
- A partir de Bonaparte et de son armée de savants, le déplacement de l’Orient réel vers un Orient fantasmé à l’aune des modes et des sciences occidentales (cf. l’Orientalisme décrit par Edward Saïd),
- L’appropriation coloniale du passé arabe,
- L’instrumentalisation religieuse de racines plus ou moins imaginaires : les Berbères anciens Romains et les Libanais phéniciens étaient plus faciles à évangéliser que considérés comme arabo-musulmans,
- La réduction ethnique de l’arabité. On parle d’une « race » arabe, on circonscrit les arabes aux locuteurs d’une langue.
Cette même réduction est à l’œuvre sur l’Islam. De civilisation, l’Islam devient religion avant d’être considérée récemment tant par l’Occident que par les fondamentalistes comme recueil de lois contraignantes alors que seul 3% du Coran a un caractère juridique et que l’Islam renvoie autant à la foi qu’à une identité historique.
Le dernier rétrécissement de l’identité arabo-musulmane est le fait des fondamentalistes eux-mêmes qui s’engouffrent dans la succession des réductions en y ajoutant la leur. La période brillante, indépendante qui court des premiers Califats aux Ottomans est déclarée impure, peuplée de princes corrompus et d’interprétations non littérales des textes, de pratiques douteuses (soufisme, chamanisme, culte des saints…). Seul vaut alors la courte période de vie du Prophète. C’est là le discours des Salafistes. En ajoutant à ce discours la proximité de la fin du monde (chère aussi à un certain nombre d’évangélistes), on a ainsi réussi à gommer non seulement 10 000 ans d’histoire arabe mais aussi tout futur ! De toute façon, précise M.T., la mondialisation prise en charge par l’Occident, s’est chargée du futur des autres sociétés(***).
S’il est important de mettre à jour l’occidentalité des discours, il est aussi nécessaire de dépasser le temps court des résistances et de positionner des agendas sur des temps longs. M.T. plaide pour une modernité culturelle de l’identité arabo-musulmane mais y voit quatre handicaps à son épanouissement en France :
- l’origine rurale des populations de la première génération de migrants,
- le poids de la colonisation,
- le cantonnement des migrants dans un non-lieu (la banlieue),
- la « force de frappe » de la société française incapable de penser la diversité culturelle.
Il prêche pour une arabisation »non linguistique » mais culturelle, même en langue française pour redonner un sens civilisationnel à l’arabité. Il n’hésite pas à établir des parallèles de méthode entre les fondamentalismes chrétiens (de type évangélistes) et musulmans et appelle à dépasser ce combat stérile entre modernité et tradition. Ce fondamentalisme soumet la vie intérieure à la loi religieuse et non à la spiritualité ; les débats byzantins qui occupent beaucoup de Musulmans sur la couleur du hijab, les interdits alimentaires, le port de la barbe… sont traités aujourd’hui sous un angle ridiculement atrophié. La mémoire n’est pas un supermarché à idées où l’on tire ce qui plaît mais un tout organique. M.T. exhorte les communautés aujourd’hui repliées à prendre en charge les questions universelles bien plus fondamentales, les questions de société en interrogeant les textes. Il prend pour exemple l’écologie qui ne pourra se résoudre dans le monde arabe que si elle est ancrée dans la mémoire propre aux populations et invite à ce propos une lecture originale, hors jugement dernier, de la Sourate 99(****) :
1. Lorsque la terre tremblera d’un violent tremblement,
2. Qu’elle aura secoué ses fardeaux
3. L’homme demandera : Qu’a-t-elle ?
4. Alors elle racontera ce qu’elle sait,
5. Ce que ton Seigneur lui inspirera.
6. Dans ce jour, les hommes s’avanceront par troupes pour voir leurs œuvres.
7. Celui qui aura fait le bien du poids d’un atome le verra.
8. Et celui qui aura commis le mal du poids d’un atome le verra aussi.
Dans l
a même veine il s’interroge : pourquoi ne trouve-t-on pas de boutique halal-bio aujourd’hui alors que la sourate 2 prescrit « Ô gens ! De ce qui existe sur terre, mangez le licite et le pur.”(*****) ? Le halal n’est pas une fin en soi.
Pour approfondir cette pensée riche, profonde, généreuse, fortement ancrée dans les questions de notre temps, M.T. propose un Séminaire d’Alterphilosophie(******). La prochaine séance traitera justement de Littérature spirituelle, Imaginaire et interprétations. Pour une lecture éthique, sociale et symbolique des textes sacrés.
(*) Espace Ishtar
(**) Ce compte-rendu, comme tous ceux que je rédige sur ce blog, n’ont rien d’officiel. Il sont sans doute orientés par mes propres préoccupations. C’est pourquoi je me permets de joindre l’intégralité de la présentation de ce cours fournie par l’auteur.
« Les notions d’arabité, d’Islam, d’islam, d’Orient, de Proche-Orient, de Moyen-Orient, de Maghreb et de Machreq, si elles sont d’un usage courant, ne sont pas pour autant univoques, simples et évidentes. Bien au contraire, ces notions renvoient, au gré des options philosophiques, des choix religieux (ou non religieux), des appartenances sociales, des langues, etc… à des espaces de signification à chaque fois différents. Ainsi, pour l’arabité, on parlera aussi bien d’«origine », de langue, de géographie ou d’idéologie. Ainsi, pour l’i(I)slam, on évoquera une foi et/ou une civilisation. En réalité, ces diverses approches sont toutes vraies, mais d’une façon relative. L’un des enjeux les plus importants à mettre en évidence est celui du dépassement de l’essentialisme, c’est-à-dire de cette compréhension des phénomènes humains qui occulterait les dimensions sociales et historiques. Les notions qui seront au cœur de notre cour de civilisation n’ont pas traversé les temps et les espaces sans se métamorphoser en fonction des nécessités ou bien des imaginations. Il va de soi que notre réflexion s’enracine dans une option philosophique. Même si l’objectivité est une belle qualité, elle ne saurait épuiser l’appartenance au monde et la réalité. Ce premier cour, ainsi que ceux qui le suivront, sera impertinent, rebelle aux clôtures et résolument ouvert à l’inscription du temps arabo-islamique (1400 ans) dans le temps encore plus long des civilisations du Maghreb et du Machreq, de Gilgamesh à Nasser, de Sumer à la Numidie (10 000 ans). La renaissance arabo-musulmane à laquelle nous appelons ne sera pas à la hauteur des défis si elle ne s’originait pas dans cette immense matrice préislamique. Il s’agira de réaliser le même geste que les Anciens Omeyyades et Abbassides qui honorèrent, en leur temps, les richesses de la poésie antique. Nul passéisme dans notre approche car ce qui motive ce cour, et l’ensemble de la formation à laquelle nous vous convions est la quête d’une modernité alternative, d’une nouvelle Nahda.«
(***) M.T. donne en référence Malik Bennabi et Serge Latouche, l’Occidentalisation du monde : Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, La Découverte, 1989.
(****) Coran, Sourate 99 , Le tremblement de terre, traduction de Kasimirski (1840).
(*****) Coran, Sourate 2, La vache, verset 168.
(******) Séminaires d’Alterphilosophie à l’Espace avec l’Association Ishtar et Le singulier universel.
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A noter une fondation anglaise : ISLAMIC FOUNDATION FOR ECOLOGY & ENVIRONMENTAL SCIENCES