Jean Chesneaux est décédé le 27 juillet dernier. Je n’aurais donc pas la chance de rencontrer ce témoin du XXe siècle, celui dont les derniers engagements furent auprès de Greenpeace, d’Attac et de la Coordination française pour la Décennie de la culture de non-violence et de paix. Homme engagé donc, il fut aussi grand voyageur et nous a livré en 1999 avec « l’Art du voyage » un mode d’emploi sous-titré « Un regard (plutôt…) politique sur l’autre et l’ailleurs« (*). Ce livre rayonne du savoir de l’historien qu’il était mais aussi de la curiosité du citoyen éveillé, averti, documenté, en perpétuelle conscience des enjeux de son siècle.
Extraits. Sur la mondialisation qui s’offre au voyageur : « De la simple zone franche comme l’île franco-hollandaise de Saint-Martin, déjà évoquée ici, jusqu’aux cités «globales » comme Singapour, toute une gamme de lieux de mondialité s’offrent ainsi à son regard. Ils n’ont certes pas l’attrait, l’aura culturelle de la Vallée des Rois en Égypte ou des bouches de l’Amazone. Ils n’en méritent pas moins l’attention ; ils s’inscrivent directement dans la réalité planétaire de notre temps, ils mettent en évidence la cohésion systémique de ses nouveaux réseaux économiques transterrestres. Ils valent d’autant plus le détour, au demeurant ; ils sont aussi fascinants, aussi envoûtants en dernière analyse, que les sites naturels ou culturels les plus renommés. Ici, c’est le vertige de l’activisme économique exacerbé et du futurisme barbare qui y saisit le visiteur, non celui des siècles révolus et des lieux sans les hommes. Ainsi va le monde… « (*) pp. 146-146.
Sur le touriste postmoderne dont le regard voyageur se refuse à être un acte social : « Ce voyageur du je-moi, qui n’est pas d’ici et dont l’ailleurs se disperse en insaisissables ondes virtuelles, s’installe ainsi dans la désappartenance, dans le négationnisme, de l’être humain comme être social. Sceptique et dédaigneux, il se tient à bonne distance des affaires de la cité, celle dont il est issu, celle qui va l’accueillir si brièvement que ce soit.
Le « social » est lui aussi un grand absent du voyage postmoderne, on s’en débarrasse en évoquant les défuntes tyrannies de l’« idéologie » et des «grands récits » – deux effrois majeurs de la démonologie cultivée par ce groupe. Le voyage selon les postmodernes ne serait-il qu’une « structure dissipative », autre métaphore scientifique fort à la mode, un « exercice de disparition » selon Bouvier, bref l’appel même du vide, sinon du néant ? (*) p. 237.
On imagine combien il devait être passionnant d’avoir pour guide cet « historien franc-tireur » comme il se définissait. Ce vrai passeur, servi par une immense culture, décrypte dans ses pages tour à tour la Chine maoïste, les villes de la Méditerranée, les Aussies et les Amériques. « Cheminer en sa compagnie rend compréhensible ce temps présent qui par nature se métamorphose subrepticement en passé, alors qu’il fut aussi, fugacement, l’espérance d’un devenir » commente Thierry Paquot qui l’interviewait en 2005. Des voyages entendus comme « une pratique intellectuelle qui exige de penser en voyageant et donc d’écrire quotidiennement, de réfléchir où l’on est et à ce que nous apporte ce que l’on voit, de conserver les coupures de presse et les publicités, de relever les graffitis… » selon les mots mêmes de Chesneaux(**) Une exigence extrême, incompatible à nos dispositions de touristes pressés et flemmards. D’où toute l’importance de disposer en voyage de passeurs de sa trempe à même d’apporter cette acuité au voyageur curieux, un regard vrai sur l’Autre et l’Ailleurs.
(*) Jean Chesneaux, L’art du voyage, Un regard (plutôt…) politique sur l’autre et l’ailleurs, Bayard, 1999.
(**) Interview de Jean Chesneaux, par Thierry Paquot, In Revue Urbanisme, 2005.
(***) Quelques articles de Jean Chesneaux :
– Jean Chesneaux, Hongkong sous le drapeau rouge, Le Monde diplomatique, 1998.
– Jean Chesneaux, Habiter le temps, Port Moresby et ses temporalités éclatées, in terrain n°29 septembre 1997.