Dans la mezzanine où se tient le buffet du petit-déjeuner nous reprenons nos esprits après une courte nuit. L’hôtel héberge exclusivement des Français expédiés par Marmara. Le personnel de l’hôtel lui-même est parfaitement francophone et le décor n’a pas grand chose d’oriental. Plutôt ringard et franchouillard avec appliques, lustres, canapés, cartes postales et souvenirs en vente. Bref, rien qui indique que l’on soit à Istanbul si ce n’est le buffet du petit-déjeuner composé d’oeufs, feta, tomates, olives, mais aussi croissants et corn-flakes(*). C’est le chassé-croisé entre ceux comme nous qui entament leur circuit et ceux qui l’achèvent. Certains sont en séjour individuel comme moi il y a un an.
Le guide déboule. Ce n’est pas l’accompagnateur d’hier. Il s’appelle Cuneyt, Juju pour les étrangers nous dit-il, diminutif que par respect personne n’utilisera, préférant des formes dérivées tout aussi catastrophiques : Jamel, Janet… ! Ce grand brun trentenaire au phrasé turc un brin fâché avec les articles définis nous apprend qu’il nous accompagnera durant les 12 jours que dure le circuit et que, contrairement au programme, nous séjournerons deux nuits encore à Istanbul en attendant un autre groupe qui arrive ce dimanche soir. Nous serons donc une trentaine à participer au circuit « Turquie sans fatigue ». A 9h30, les 13 présents s’embarquent sous sa houlette en minibus en direction de la Sélémiyé. Nouvelle surprise : pas de liste de sultans ni de chronologies interminables dans son commentaire ; à la place il aborde d’emblée la question de l’lslam et la place des femmes. Il explique que la Turquie est un pays laïc, qu’on y boit de l’alcool mais que ça dépend des milieux, que tous les croyants ne vont pas forcément à la mosquée, que si la femme se tient à l’arrière lors de la prière c’est pour que les hommes, à la chair faible, ne soient pas perturbées. Ce qui fait évidemment sourire. Il parle du respect de la femme même si les turcs sont machistes et affirme que la mère est, comme tous les anciens, hautement respectée. Le guide revendique visiblement un discours qui se résumerait à « Nous les Turcs ne sommes pas les monstres que vous imaginez ». Je suis mal à l’aise avec cette attitude d’autant que ce n’est pas la première fois que je constate ce phénomène dans le monde arabo-musulman. Je trouve extrêmement violent qu’un guide soit, dès le premier contact, dans la défense et la justification de sa culture. Ce discours m’inquiète non par son contenu mais par sa motivation. N’est-elle pas le fruit de nos attitudes en voyage ? Nos réactions sur ces thèmes sont-elles si violentes du point de vue de l’Autre que les guides soient obligés de désamorcer d’emblée la critique ? Je me représente de plus en plus le voyageur dans cette caricature : un touriste descendant de l’avion, la valise tatouée d’autocollants : « droits de l’homme », « laïcité », « pauvreté », « femmes », « démocratie ». Tout semble être réduit à ce filtre d’un tourisme qui vire au djihad. Où passe la connaissance de l’Autre dans l’affaire, de sa différence puisqu’on ne la supporte qu’en joli folklore de carte postale ?(**)
Autre découverte. Le guide alterne les « chez vous »/ »chez nous », montrant une bonne connaissance de la société française, mais parfois le « Vous/Nous » tombe un peu à plat. Surtout le Vous employé comme « vous les Chrétiens » alors que le goupe comprend trois musulmans et pas mal d’athées.
Je suis un peu soulagé. On ne sent pas d’instinct grégaire immédiat, ni de plaisanteries grasses. Le temps du déjeuner sur les rives de la Corne d’Or, permet de faire connaissance avec des touristes de tous âges et de tous horizons. Zef’, mon voisin de fourchette, septuagénaire discret a enchainé les tours du monde à vélo. Il a fait Paris-Vladivostok en 2004 et parle l’esperanto !(***)
Autre bonne surprise. Que ce soit à Sainte-Sophie ou à Pierre Loti le guide nous offre un généreux temps libre pour découvrir à sa guise, fureter, photographier, prendre un thé…
Lors du dîner j’affine ma connaissance de notre cicérone de lointaine descendance azérie. Il a séjourné deux fois en France et considère que c’est essentiel pour échanger avec ses clients. Il s’étonne de ce Français installé dans un village perdu de Cappadoce. Le débat roule alors sur l’imaginaire français du retour à la campagne qui a porté la vague des résidences secondaires auprès des citadins anciens ruraux. Le phénomène ne semble pas toucher encore la Turquie et ses banlieues. Il est intéressant de voir comment un thème local finit par mobiliser l’assemblée de touristes sur un thème français. Autre exemple : le guide évoque la crainte des Turcs pour leur industrie textile concurrencée par l’Asie orientale. L’assemblée lui fait remarquer que le textile turc a tué le textile français ! Pas rancunier, notre interprète décrypte pour nous l’avertissement du paquet de cigarette : «fumer tue les spermes !» Voilà un marketing sanitaire bien visé. Droit dans la virilité turc !
A la nuit, profitant du quartier libre, je file avec V. enseignante en bureautique à un café narghilé que je connais bien du côté du Grand Bazar. Je lui confie le secret de mon inscription au circuit. Nous rencontrons Ibrahim Azéri de Tabriz, négociant en véhicules d’occasion et passons la soirée à écouter les musiques stockées sur nos portables ! Qui azérie, qui turque, qui kurde, qui française, qui anglo-saxonne ! Ils sont étonnés d’entendre mon Palm hurler du Qasimov et la kamanché. La confrontation est pacifique, mais l’Iranien ne tarde pas à s’inquiéter : « Vous pensez que les USA vont bombarder l’Iran avec cette affaire de nucléaire ?«
PROGRAMME
Selemiyé.
Sainte-Sophie
Déjeuner sur la Corne d’or
Visite à Pierreloti (en turc dans le texte, langue apparemment très agglutinante !)
Nuit à l’hôtel Grand Savur
(*) Mais au fait un vrai hôtel turc c’est quoi aujourd’hui, un caravansérail restauré ?
(**) Note à l’intention des djihadistes occidentaux prompts à s’enflammer. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas écrit. Je ne dis pas que je ne défends pas les « droits de l’homme », ni que ces questions ne doivent pas être abordées en voyage. Je dis simplement que le tourisme gagnerait à une approche plus ouverte de l’Autre, en considérant que ces valeurs qui sont les nôtres et que nous considérons comme universelles, ne sont pas forcément partagées ou dans les priorités des peuples que nous rencontrons, où ne prennent pas les mêmes formes.
(***) Extrait de Esperanto Vendée n°51 : « Retraité à Yffiniac (Côtes d’Armor), Zéphirin Jégard (Zef), a effectué le parcours Brest-Vladivostok à vélo de mai à juillet 2004 en un temps officiellement enregistré de 65 jours, 22 heures et 38 minutes, à raison de 210,072 km par jour ! Ce n’était pas son coup d’essai : voir “Espéranto-Vendée“ n° 48 d’avril 2005. Son livre paru sous le titre “Papy fait le tour du monde” a été publié aussi en espéranto.«
Pour citer cet article (format MLA) : Traynard, Yves. « J2 Istanbul ». ytraynard.fr 2024 [En ligne]. Page consultée en 2024. <https://www.ytraynard.fr/2007/11/j2-istanbul/>