Dans la file qui se forme à chaque séance, on ne jure que par Lussas, petit village ardéchois devenu le must français en matière documentaire(*). Outre le festival annuel (en août), sa vidéothèque contient plus de 8000 films et son Master réalisation documentaire de création a acquis une certaine notoriété.
On a tous adoré en son temps Les dieux sont tombés sur la tête où l’ordre parfait d’une tribu du désert du Kalahari était perturbé par la découverte d’une bouteille de Coca. John Marshall rapporte de ces bushmen une autre histoire. Moins idyllique. Sitôt les feux de la rampe éteints, les bushmen furent priés de se conformer à l’image que l’on attendait d’eux : des chasseurs-cueilleurs en symbiose avec leur terre, ce qu’ils n’étaient plus depuis bien longtemps. Des fondations blanches, généreuses et bien intentionnées (WWF, USAID) allèrent même jusqu’à leur interdire de pratiquer l’agriculture, introduisant sur le peu de terre qu’il leur restait des centaines d’éléphants. Car c’est bien ce qu’exigeaient chasseurs, reporters et touristes venus voir l’aube de l’humanité. On n’allait tout de même pas se déplacer à grand frais dans le Kalahari pour voir des petits potagers. Ce documentaire offre un bel exemple des dégâts de l’imaginaire touristique et du cinéma. Si la double posture du réalisateur (il est à la fois acteur et témoin) jette un doute sur l’objectivité du film, le fait qu’il travaille depuis 50 ans avec les Bushmen apporte une vision désabusée des projets humanitaires dont les objectifs sans cesse fluctuants, éloignés des besoins de la population sont traversés par les mêmes visions anthropologisantes que le tourisme.
Safari au Xingu tourne autour de la même question : quel développement pour les indigènes de ce siècle ? Le Kuarup, cérémonie des morts que célèbrent les indiens Xingu, sert de décor aux réponses qu’apportent les administrateurs brésiliens de la réserve. Pour eux, l’intégration est inévitable mais il faut la retarder en définissant des réserves territoriales et en assistant la population sur le plan sanitaire pour éviter sa disparition. La présence d’ethnologues, reporters, touristes et officiels venus par avion assister à la cérémonie tranche cruellement avec ces propos sur la politique indigéniste. Les Xingu réclament toujours plus de contacts, de biens manufacturés… de quel droit leur interdire ?
A partir exclusivement d’images d’époque tournées en Inde, Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi nous offrent une petite démonstration. Dès les années 20, tous nos gestes, nos attitudes de touristes du XXIe s. étaient déjà définis. Petit inventaire que j’ai noté à tâtons durant la séance : l’importance de la photo (pose avec l’indigène, visages d’enfants souriants…), l’aventure codifiée (manège à dos d’éléphant, escalade de monuments), le marchandage des objets locaux, le coucher de soleil, les scènes typiques, le pittoresque, l’entre-soi, le rapport aux domestiques, la nourriture et le confort occidental, le goût du luxe et de l’exotisme… et le regard, surtout le regard proposé en plan ralenti pour mieux discerner combien il nous est familier et dépasser la surface de l’enregistrement.
L’exposition universelle de St-Louis en 1904, fut un grand moment du World on display. Les États-Unis, qui n’étaient pas une grande nation colonisatrice se devaient pourtant d’y présenter quelques indigènes. La mainmise sur les Philippines quelques années auparavant lui donnait l’occasion d’exhiber 1102 Igorots. C’est sur leurs traces que se lance Marlon Fuentes petit-fils d’un chef de village « expatrié » qui n’est jamais retourné au pays. Bontoc Eulogy s’attache à retracer le parcours de cet effroyable zoo humain d’après films d’époque, récits, collections… Dans la foulée le festival présentait deux séquences des Frères Lumière tournées en 1896 au village noir du Jardin d’acclimatation. Leurs titres sont suffisamment évocateurs pour justifier le muet : Baignade de nègres, Nègres en corvée. On est bien là dans l’étape ultime de la mise en image du monde, celle des êtres humains.
Je me suis réservé la fin de la journée pour la Chine où j’espère toujours me rendre prochainement. Une Chine contemporaine justement, traversée par ses multiples transformations. Qian men qian, le documentaire signé d’Olivier Meys, un belge installé en Chine depuis trois ans, raconte la démolition d’un quartier central de Pékin, sous la pression des promoteurs. Toute une vie sociale brisée qui n’a aucune chance de ressusciter dans les banlieues sinistres du 5e et 6e ring de Pékin où doivent se reloger ces habitants quand on leur en donne les moyens.
On est surpris de la liberté de ton des Chinois face à la caméra. Les critiques fusent à visage découvert sans crainte de représailles. Lors du débat, le réalisateur nous confirme qu’à titre individuel on peut dire à peu près ce que l’on veut en Chine. La difficulté aujourd’hui c’est l’accès aux médias et l’action hors du Parti communiste ne serait-ce pour dénoncer le simple respect des lois.
Dans San, le réalisateur chinois Du Haibin nous emmène en Chine profonde, à la rencontre des fameux cinq « groupes sociaux » de la société chinoise, officiellement définis depuis les années 50 (ouvriers, paysans, soldats, étudiants et commerçants). La « société harmonieuse » se fracture. Les citadins de souche forment une modeste « classe moyenne » qui peut se payer le luxe d’une automobile, creusant toujours plus l’écart avec le monde paysan et le « lumpen prolétariat » des villes, ces enfants de l’exode rural, carburant bon marché de la croissance économique. Dans cette œuvre magistrale qui mérite une distinction on sent que la documentation rigoureuse de ce sujet typiquement socioéconomique a précédé le documentaire.
Ces deux films nous parlent. Pas tant parce qu’il est de bon ton aujourd’hui de casser du Chinois (pour des raisons où je crains que le protectionnisme ne l’emporte sur la solidarité des peuples), mais parce qu’ils nous renvoient à notre propre histoire contemporaine : l’exode rurale, la transformation de nos villes en banlieues, l’industrialisation, la pollution. Mais la France des années trente n’est pas la Chine d’aujourd’hui. S’il est encourageant qu’il existe des intellectuels chinois pour témoigner, voire dénoncer avec une modeste latitude, faut-il encore que ces films puissent être programmés en Chine hors des cercles d’initiés pour que cette prise de conscience devienne collective voire politique. Avec plus d’un milliard d’habitants, le sort de notre monde en dépend.
(*) Lussas, Ardèche Images
Mon programme perso
T11 critique de l’image touristique, vues critiques 2
Images d’Orient, tourisme vandale Gianikian, Yervant, Ricci-Lucchi, Angela
An Indian Durbar Holmes, Burton
Venise n’existe pas Rousseau, Jean-Claude
T18 Parcs d’attractions et réserves 2
Bontoc Eulogy Fuentes, Marlon
Films Lumière Film Lumière
Somewhere 1-4 Cheng, Xiaoxing
T8 L’ethnologue et les touristes 2
Safari au Xingu Billon, Yves
A Kalahari Family : Death by Myth Marshall, John – Ritchie, Claire
Compétition Internationale
Qian men qian (Dans les décombres) Meys, Olivier
San (Parapluie/Umbrella) Du Haibin