Passé la journée au Centre Culturel Français d’Alexandrie écouter la rumeur du monde dans ce havre de paix de la rue Nabi Daniel(1) après ces semaines au désert. A la médiathèque, j’ai parcouru l’extraordinaire destin d’Asa Lanova, Suisse, danseuse classique dont la vie bascule à sa rencontre avec l’Egypte(2). Un peu comme le dessinateur de BD français Golo auquel Al-Ahram Hebdo consacre un portrait cette semaine(3). Une longue tradition de fous d’Egypte fait de liens ambigus qui remontent au moins à Bonaparte.
J’ai lu Immeuble Yacoubian que m’avait recommandé Pascal avant de partir(4). Introuvable en librairie mais heureusement disponible à la médiathèque. Ce roman est une excellente fresque du Caire contemporain qui vaut bien un voyage. Il évoque le glissement graduel vers le bas de la composition socio-économique de ces immeubles bourgeois de la capitale après 1952. Les riches commerçants étrangers et propriétaires terriens quittant l’Egypte dans le sillage du roi Farouk, sont remplacés dans un premier temps par des officiers nassériens et leur famille, qui eux-mêmes désertent le centre-ville pour des banlieues huppées dans les années 70 (Medinet Nasr et El Mohandiseen), cédant la place aux fils pauvres de l’exode rurale dans ces immeubles qu’ils n’ont ni les moyens ni le goût d’entretenir. On s’explique mieux leur état de délabrement. Le roman traite aussi de ces toits investis par les travailleurs sans grade de la ville, sur lesquels le Monde vient de consacrer un article(5). Immeuble Yacoubian a suscité de vives polémiques en Egypte. Son auteur, le Dr Al-Aswani, dentiste de son état, défend son oeuvre ainsi : « Novels and movies are not made to promote tourism, but to deal with real issues of life. » (6) Le tourisme – tenu à l’écart des affaires du monde – serait-il une « bonne » raison de censure ?
Sur Alexandrie, ses habitants contemporains et non ceux de notre nostalgie, j’ai essayé d’en savoir plus. Difficile. Des linéaires de littérature coloniale s’amoncellent à la médiathèque du CCF, reflet de l’état des publications. Ces écrits et leurs commentaires – au demeurant d’un bon style – frisent le radotage. Il n’est qu’à feuilleter « Le goût d’Alexandrie » publié par Mercure de France(7) pour s’en convaincre. Litanie de noms de quartiers et de cafés déchus, de langues et d’accents éteints, de grandeurs et décadences. L’Alexandrin d’aujourd’hui n’y a aucune place. Le mythe fait écran comme je le pressentais en arrivant hier. Même la presse locale s’en mêle. « Pendant les cinq dernières décennies, Alexandrie a été submergée par des vagues d’exode rural. Ces nouveaux habitants venus surtout de la Haute-Egypte et des provinces « lui ont arraché son âme. Ces occupants n’ont rien de commun avec l’élite qui habitait la ville et pour qui elle était conçue. Ce décalage a fait de la ville une société de ruraux. Aujourd’hui, le contraste est flagrant : des villageois ont habité une cité européenne sans être saisis de sa culture. Juste comme si une famille populaire avait habité un palais qui a toujours appartenu à un pacha », ironise Hanna. »(8) En fouillant, j’ai fini par trouver trace d’un commentaire de colloque intitulé « Les transformations de la ville de la diversité et du mélange » qui ne dit pas autre chose(9). « La rencontre officielle était dominée par les patriarches de la nostalgie, les fils des temps anciens, qui ne sont plus que des exilés et des émigrants. Il fallait donc un colloque «alternatif» qui réunisse les personnalités culturelles vivant le présent de la ville, expérimentant son quotidien, et dont le ton et le langage soient liés à l’actualité et à ses soucis. » Plus loin le peintre Ali Achour dénonce : «Ils sont en train de construire une brillante façade touristique. Quant à nous, ce n’est pas la façade qui nous intéresse, mais le mouvement des hommes et leur réalité, le lieu et son histoire sans craindre de sombrer dans la nostalgie. La peur de la nostalgie pourrait paralyser le sentiment du présent. La nostalgie a une dimension idéologique importante. » Réconcilier nostalgie et présent pour une vision plus juste d’Alexandrie, une illusion ? Comment un pays peut se construire si on lui impose en permanence – par des ressorts entre autres touristiques – une image qui n’est pas la sienne ? Certains essaient de briser cette malédiction alexandrine : « Comme tous les jeunes de cette nouvelle élite, il refuse tout rappel nostalgique de la ville. Le café ou nous nous rencontrons, le Café Tarani, est pourtant la version décrépie du café de la grande époque cosmopolite alexandrine, de la vie sociale de la Corniche. Il répond sans problème au paradoxe : “nous ne nous retrouvons pas ici par fétichisme du passé, mais parce que le Tarani n’est pas un lieu de consommation, ici, pas de télé, pas de Nescafé et pas de Coca. Le propriétaire le sait bien, s’il introduisait un de ses trois éléments, nous partirions tous ailleurs”. Le vieux café, reconverti en symbole d’anti-globalisation et d’égyptianité est une bonne métaphore de la nouvelle Alexandrie que la jeune élite cherche à construire, à la Bibliothèque ou ailleurs “nous essayons de définir notre propre nostalgie, une nostalgie qui est plus liée aux gens, à la culture chaabi (populaire) de la ville.” »(10)
Mais la vie heureusement continue, à Alexandrie comme ailleurs. La nostalgie ne nourrit que quelques plumes humides et agents de tourisme. Pour les autres il faut trouver un moyen de subsistance. A la cafétéria, j’ai croisé un groupe d’étudiants africains en formation pour 16 mois à l’Université Leopold Senghor d’Alexandrie. Ils assistaient à un cycle de conférence-exposition sur les nanotechnologies, organisé par le CFCC en collaboration avec la Cité des Sciences(11).
(1) AlexFrance, Centre Français de Culture et de Coopération. CFCC/CCF.
(2) Asa Lanova, Le coeur tatoué, Mazarine, 1988.
(3) Golo, Le fils de la Nokhta, Al-Ahram Hebdo, Louise Sarant, 23 avril 2008. Voir aussi : L’Egypte dans la peau.
(4) Alaa el-Aswany, Immeuble Yacoubian. عمارة يعقوبيان . 2002. Film en 2006.
(5) Au Caire, l’Egypte d’en bas survit en haut, Le Monde, 21 avril 2008.
(6) Egypt debates controversial film , BBC.
Writer Al-Aswani said he regretted the controversy. »It’s a pity. How can a movie defame a great country like Egypt? »Why aren’t Italy, France or the US defamed by movies dealing with homosexuality? »Novels and movies are not made to promote tourism, but to deal with real issues of life, » he added.
(7) Le Goût d’Alexandrie. Anthologie. Mercure. 2004. Voir mon article sur le goût d’Alger et Modern Alexandria in Contemporary Fiction (Repères bibliographiques Bibliothèque d’Alexandrie).
(8) Au grand désespoir d’Alexandrie, Al-Ahram hebdo, 25 juillet 2007
(9) Alexa
ndrie, ses habitants d’un côté, son histoire de l’autre …
Colloque sur les transformations de la ville de la diversité et du mélange. Pour s’interroger sur Alexandrie, son sens qui change sans cesse, ses époques, ses lieux, ses habitants, sa mer… pour réfléchir à «La réanimation» de la ville, entre la volonté de l’État et le rêve de ses habitants, il fallait une discussion qui s’écarte un peu des actes du colloque qui a eu lieu à la Bibliothèque d’Alexandrie sur le même sujet.
(10) même colloque. A Alexandrie, un mythe reconstruit.
(11) Université Leopold Senghor, Alexandrie.
Pour citer cet article (format MLA) : Traynard, Yves. « Les patriarches de la nostalgie ». ytraynard.fr 2024 [En ligne]. Page consultée en 2024. <https://www.ytraynard.fr/2008/04/les-patriarches-de-la-nostalgie/>
D’Alexandrie à Alger.
« Ce qui constitue l’étrangeté la plus totale pour l’Algérois, c’est la casbah qui s’effondre et la ville européenne. La réalité d’Alger, c’est son extension, une réalité qui vaut pour l’Algérie toute entière. » Tariq Teguia, Rome plutôt que vous, Libération 16/4/8.