Elle a le maintien hiératique de celles qui ont travaillé leur corps jusqu’à la souffrance. Ce port altier, patient trahit la danseuse, soliste talentueuse de Maurice Béjart, « une passion amoureuse » confie-t-elle sans fausse pudeur. Très vite la directrice du CCF, biographe improvisée de cette rencontre-débat autour d’Asa Lanova(*) nous annonce des blessures, des ruptures dans cette vie promise très jeune à la danse. Elle renonce aux planches, se lance dans le tissage d’art, avant de se vouer définitivement à l’écriture. En 1982 une dépression la conduit en Alexandrie. Ses premiers mots ce soir, tirés d’un texte ciselé par la mémoire, évoquent la route du désert par un ciel mauve, une lune qui dessine la silhouette des palmiers et des bananiers. Sur le long ruban de sable qui l’éloigne de l’aéroport et la rapproche d’Alexandrie Asa Lanova, l’Helvète, la Vaudoise découvre la chaleur de l’Orient mythique. L’ensorcellement est immédiat ; l’envoûtement la retient prisonnière cinq années qu’elle vit intensément, de tous les sens. Douceur, douleur, bonheur, communion, sensualité, partage, amour, vie, spiritualité, exaltation, guérison. L’écrivain « en quête d’outrance », « vampire » succombe à son modèle. Cette apostasie totale la conduit à al-Azhar embrasser l’Islam de son compagnon égyptien. Elle s’installe même dans les quartiers pauvres, s’éblouit de la générosité des habitants, s’initie aux transes des femmes, exorcismes d’amours impossibles. Si elle se passionne pour les vivants elle scrute aussi les fantômes dont elle désespère de trouver les évidences. Alexandre le Grand bien sûr, le mathématicien et astronome Théon et surtout sa fille Hypatie. Désormais la plume féconde d’Asa Lanova trempe pour toujours dans l’encrier de ce port dédié à Homère. Depuis cette singulière expérience de la ville elle a livré à son public cinq ouvrages largement inspirés de la « Fauve » dont elle conclue avec Cavafy qu’on ne s’en éloigne jamais vraiment(**).
A cette évocation d’Alexandrie, certains dans la salle ne s’y retrouvent pas. « Vision exotique », « un peu naïve ! » tranche une Alexandrine qui a son opinion, « je ne m’y reconnais pas ! ». La modératrice plaide pour un œcuménique « à chacun son Alexandrie » tandis que Asa Lanova faisant sienne la multiplicité des points de vue, se reconnaît une distance extérieure à cette ville emblématique. Elle ne revendique rien d’autre que son expérience du lieu. « Quand on est à Alexandrie on se forge son Alexandrie ». Pour un autre Alexandrin appartenir à cette ville n’est pas une question d’origine, de noblesse de souche, « c’est un état d’esprit » dont l’humour particulier serait un des traits caractéristiques. Faute d’espace et de combattants, le débat n’aura pas lieu, mais on sent comme un feu qui couve dans l’assistance, dans cette ville parée de trop de lumières – celle du Phare, de la Bibliothèque, du cosmopolitisme. L’éblouie a l’héritage trop beau, trop lourd. La question de l’identité alexandrine n’est pas qu’affaire de littérature, elle est aussi politique, économique, culturelle c’est une tension. Le mérite, sans doute involontaire d’Asa Lanova, une des dernières Occidentales à participer au mythe d’Alexandrie (last but not least), est peut-être – en s’exposant à la ville, en prenant le risque de la revendiquer – de mettre le doigt sur cette question universelle. De quoi est faite l’identité du citoyen d’une métropole moderne ? Qu’est-ce qui fait de moi un Parisien sans y être né ? Le partage d’un espace public (rue, métro, bar, commerces…), une histoire commune, un réseau de relations, une langue, des goûts (musique, loisirs,…), des mimétismes et des modes, un imaginaire de la ville, du monde et de l’Autre, une revendication… On aimerait entendre les Alexandrins sur cet aspect fondamental dont nous sommes bien incapables de saisir les traits trop empêtrés que nous sommes dans une interminable confrontation nostalgique et languissante aux ombres du passé.
(*) CCF d’Alexandrie, rencontre-débat du 6 mai 2008 avec Asa Lanova, écrivain. Entre mythe et réalité, Alexandrie l’ensorceleuse.
(**) Ana Lanova, romans directement inspirés d’Alexandrie.
La nuit du destin, Bernard Campiche (Suisse), 2007.
La Gazelle tartare, Bernard Campiche (Suisse), 2004.
Le Blues d’Alexandrie : 2, Les Jardins de Shalalatt, Bernard Campiche, 2001.
Le Blues d’Alexandrie, Bernard Campiche, 1998.
Le Coeur tatoué, Mazarine, 1988.
Pour citer cet article (format MLA) : Traynard, Yves. « Asa Lanova ». ytraynard.fr 2024 [En ligne]. Page consultée en 2024. <https://www.ytraynard.fr/2008/05/asa-lanova/>