Une patrie, c’est cela et rien d’autre. »
Emil Michel Cioran, Aveux et anathèmes.
A la maison des Métallos cet après-midi, première du documentaire J’habite le français consacré aux ateliers de savoirs socio-linguistiques pour adultes, les fameux ASL dont j’anime une session à Hui Ji(*). Rappelons que ces formations au français comme langue étrangère sont à vocation pratique et visent l’autonomie sociale. Le film a été tourné au centre social du Bas-Belleville. Il ne présente pas le déroulé des ateliers eux-mêmes mais le temps de l’inscription des élèves et plus particulièrement l’entretien préalable, un tête-à-tête entre le pédagogue et le postulant prié de se présenter, de parler de son parcours, de motiver son inscription avec ses mots, ses silences, ses gestes, son regard. Pour justifier cet angle documentaire plutôt inattendu la réalisatrice affirme que l’entretien préalable contient tout l’enjeu de la langue. L’échange plus ou moins limité de mots trahirait la difficulté à s’exprimer, le besoin et le désir d’apprendre. Je trouve pour ma part qu’il va au-delà de cet enjeu. La galerie de portraits ne s’arrête pas à ces migrants aux parcours singuliers, touchants et attachants. D’autres questions surgissent avec Joumana et François. Qu’est-ce qui anime ces deux pédagogues (aider, mais aussi transformer l’Autre, l’intégrer…), quelles stratégies adoptent-ils (plaire, amuser, conseiller), quels sont les présupposés culturels de la relation qui se noue (image de l’Autre, de son désir, de ses attentes, rapport maître-élève). La réussite de ce documentaire tient à la manière dont la caméra a su s’effacer pour capter au naturel ces « acteurs » qui, courageusement, ont pris le risque de s’exposer.
Bien sûr, au-delà de la relation interpersonnelle, de nombreuses questions de société apparaissent en filigrane. L’utilité de ces formations pour migrants. Ceux qui ont vu « Entre les murs » comprendront que la maîtrise de la langue et des codes sociaux sont indispensables ne serait-ce que pour accompagner la scolarité des enfants. Les moyens consacrés à ces formations : pourquoi des bénévoles et non des professionnels, pourquoi des associations et non l’Etat. Puisse le voeu de la réalisatrice s’accomplir. Que le public s’empare de ce documentaire au moment où l’ACSE (qui a justement co-financé Entre les murs) est en démantèlement(**).
(*) J’habite le français, réalisation Chantal Briet. Majouba, Huan, Ke xiao, Moumita, Goundo, Subasini, Chonchucha et Moindze au centre social du Bas-Belleville, Paris. Ils viennent dans l’espoir d’apprendre ou d’améliorer leur français. Ils témoignent à leur manière du besoin vital d’accéder aux clés de la langue. Ce film a été tourné en 2007 au centre social par la réalisatrice Chantal Briet et produit en association avec Planète, Le forum des images et l’ACSE.
(**) ACSE : Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances.
Pour citer cet article (format MLA) : Traynard, Yves. « J’habite le français ». ytraynard.fr 2024 [En ligne]. Page consultée en 2024. <https://www.ytraynard.fr/2008/10/jhabite-le-francais/>