Juil 032009
5h15. Train couchette Pékin-Suzhou. Lorsque j’ouvre l’œil, mes voisins chinois sont déjà réveillés. Le cadet, la trentaine, look de geek regarde un film sur son PC, casque dernier modèle sur les oreilles ; le couple de retraités tapote sur son téléphone portable en grignotant. Avec mon vieux Palm sur lequel j’écris ces lignes j’ai l’impression d’être un dinosaure. J’écarte la voilette vaporeuse de la fenêtre du compartiment. Que d’eau ! Baoding et sa sécheresse implacable semblent bien loin. La terre dégorge en flaques, en mares, en canaux infinis qui reflètent l’oeil rougi de sommeil du taiyang, l’astre solaire des Chinois. En une nuit ma latitude a chuté de plus de 1000 km pour se rapprocher des moiteurs tropicales. Même le ciel sue une brume tiède, épaisse, qu’on pressent collante malgré la douce climatisation du train. L’horizon s’y noie dès les premiers rangs d’arbres ou d’habitations. Je voudrais me rendormir mais ce paysage poisseux me tire par les pieds. Conscience géographique, éloge de la lenteur. On ne devrait parcourir le monde que de jour, et à pied tant qu’à faire. Ces raccourcis en avion, en train de nuit affadissent nos voyages. On n’a qu’une vie objectez-vous, certes et nous pouvons faire le tour du monde chaque semaine. Mais on finit par confondre rites circambulatoires et compréhension du monde. Au cabinet de toilette, trois lavabos, trois têtes se reflètent dans le miroir. Trois happy few. A 50 € le billet 1ère classe ce voyage n’est pas à la portée de grand monde en Chine. Dehors, dans ce jour naissant, d’autres hommes sont déjà au travail, sans lavabo, sans clim’. Baraques de chantier, tentes, popotes, marchands ambulants, dans un chaos de fer, de boue, de ciment, de feu, de poussière, de sueur, de sang. Pour quelques euros chaque jour, loin d’une campagne qui ne les nourrit plus, les héros anonymes de la croissance chinoise s’activent sur le sillon de la ligne à grande vitesse Pékin-Shanghai, qui double l’ancien tracé. On démolit les constructions expropriées, on terrasse, on pose les piles, on coule les nombreux ponts pour franchir ce paysage lacustre en attendant de poser les rails. Le ballet de casques, de pelleteuses, de camions dure deux heures, le temps d’arriver à Suzhou. En arrière-plan des centaines d’immeubles sortent de terre. Pour qui, pourquoi, comment ? Mon Lonely Planet traite la question en une phrase : « Jiangsu is one of China’s wealthiest province » (p. 276). Dans cent ans peut-être on visitera des sections soigneusement préservées de cette ligne TGV obsolète ; on fait bien revivre en été nos petits trains de province. Des guides détailleront chaque étape de la construction, les conditions historiques, la guerre des technologies avec les puissances européennes, les conditions de vie sur les chantiers, avec tente reconstituée. Certains visiteurs témoigneront, émus, qu’un de leur aïeul a participé à cette œuvre. Rendez-vous dans un siècle, puisque l’histoire en marche n’est pas au programme du tourisme. Autant dire jamais pour ce qui me concerne. Il me semble pourtant que c’est bien aujourd’hui que cette visite aurait tout son sens si on veut comprendre la Chine. En attendant, c’est « circulez-y a rien à voir ». Je circule donc, jusqu’à Suzhou, dont le même Lonely Planet m’avertit, page 295, « don’t expect anything too authentic ». Les guides ont décidément l’art de vous faire passer à côté des réalités pour mieux s’en offusquer. Faut-il être naïf ! Que peut-il y avoir d’authentique dans des traditions coupées des conditions socio-économiques ou techniques qui les justifiaient ? Dans un siècle, quelle authenticité restera-t-il dans un voyage en train à grande vitesse du 20e s. ? Sans doute autant qu’une balade en petit train touristique ou une promenade en calèche à Tozeur aujourd’hui !
(*) Beijing-Suzhou. Train Z85. 19h32-6h22. Direct. 50€, couchette molle, cabine de 4 personnes.