Mar 212010
Terre d’usage, le documentaire de Sophie Bruneau et de Marc-Antoine Roudil(*), c’est d’abord un titre splendide, à la fois dense et symbolique ; l’inscription d’une activité humaine (histoires de vies et d’entreprises) dans un territoire (l’Auvergne) et dans un temps long (du mythique Vercingétorix au libéralisme à la Sarkozy). Derrière l’usage, on comprend vite l’usure de cette terre et des hommes qui en ont fait leur ici, l’ombre rapace de l’usurier aussi. Questionnée, la réalisatrice fournit d’autres pistes : Usage du monde (Nicolas Bouvier), Valeur d’usage (Marx), Terre humaine (Malaurie). C’est là le propre du cinéma du Réel. Suggérer, éviter de trop imposer, s’effacer, laisser au spectateur le soin de débusquer les intentions de l’auteur, voire d’imaginer d’autres lectures. Ce genre documentaire est la tombe de la voix off. C’est bien ce processus de décryptage actif, la présence d’interstices salutaires où s’engouffrent l’imagination, la mémoire, l’affect et l’opinion du spectateur, qui opposent le reportage format TV au documentaire d’auteur et fait sa richesse (et son exigence). Entre deux rencontres, de rares plans muets (usine Michelin, paysages sereins, apiculteur en récolte, ouvriers métallurgistes) agissent autant en inspiration qu’en respiration.
Terre d’usage, c’est aussi une géographie sensible à l’échelle d’un homme, un beau cadeau à Pierre Juquin, le penseur, le normalien plus que l’ancien communiste passé à une écologie fermement ancrée à gauche, revenant pas à pas sur l’itinéraire d’une vie, sa vie, ses convictions. Une longue marche, au propre comme au figuré, ponctuée de rencontres étonnantes : un éducateur devenu doreur sur marbre dans les cimetières, un médecin d’une banlieue clermontoise, une religieuse, le président de la CCI locale… Un document généreux qu’on aurait envie de relire chez soi, de prêter, mais qui n’a hélas aucune chance d’être diffusé sur nos chaînes.
De cette Auvergne apaisée, une alerte à la bombe à Beaubourg et les changements de programme consécutifs m’ont expédié à la masterclass de la prolifique Xiaolu Guo(**) dont le festival du Réel présente l’intégralité de la production cinématographique. Cette jeune réalisatrice et écrivaine qui vit entre Londres et Pékin, a grandi et étudié en Chine. Preuve de l’extraordinaire capacité d’adaptation de l’être humain, la distance culturelle ne lui a pas empêché d’intégrer tous les codes du documentaire – même les plus futiles – au point de lancer avec son « syndicate » doté d’un « philosopher » un manifeste, revendiquant une totale liberté de forme pour les documentaristes.
Atelier Xiaolu Guo
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La soirée fut consacrée à Sanya i vorobey, réalisation d’un épatant ex-patineur russe(***), un documentaire serré, sorte de huis-clos entre deux ouvriers prisonniers d’un salaire qui tarde à être versé. Dérive des personnages, crudité des sentiments, brutalité du verbe, virilité fragilisée, enfance. Un excellent premier film, contrairement à Ici-bas(****), geste documentaire qui ne parle qu’à son auteur – un chouïa hautain – et à ceux qui dans la salle le tutoient.
(*) Terre d’usage, Sophie Bruneau, Marc-Antoine Roudil, 112′.
(**) Xiaolu Guo (郭 小櫓).
(***) Sanya i vorobey, Andrey Gryazev, Russie, 61′.
(****) Ici-bas, Comes Chahbazian, Belgique. 55′.