En journalisme, toutes les vies ne se valent pas. On l’a compris depuis longtemps. La moindre égratignure d’un citoyen « occidental », dans une zone troublée de la planète, fait la une de nos journaux tandis que la multitude sinistrée reste dans l’ombre et l’anonymat, noyée dans la masse des barbares qui s’entretuent et vivent sottement dans des zones sismiques, épidémiques ou sous des climats capricieux.
Le principe qui préside est simple et largement admis : à chacun de défendre les siens. S’appeler Le Monde ne fait pas pour autant de vous un média planétaire. Un tel média qui aurait la prétention de s’adresser indistinctement à tous les « citoyens du monde » à ma connaissance n’existe pas. Le diktat des agences de presse du Nord (AP, Reuters, AFP) sur la production de l’information rendrait bien difficile la réalisation d’une telle utopie.
Dans ce processus d’éloignement il y a plus dérangeant. La mise en scène médiatique des exfiltrations et des rapatriements à laquelle on assiste a fini par atteindre des sommets ces dernières années. Suspense entretenu, vols spéciaux, cellules psychologiques, déclarations solennelles, réception et petits mots élyséens sont devenus les incontournables de nos 20h. Dans ces affaires, qu’il soit homme politique, média ou corporation, chacun tire sa part de bénéfices d’une médiatisation qu’il a lui-même savamment orchestrée.
Car sauver ou côtoyer le héros c’est devenir un peu héros soi-même en détournant une partie de son aura. En période électorale, et dans nos démocraties on est finalement presque toujours en campagne, ce n’est pas négligeable.
Le cas des journalistes occidentaux durement touchés à Homs a fait bondir Robert Fisk, correspondant de guerre lui-même. Dans un article intitulé « The heroic myth and the uncomfortable truth of war reporting »(*) il dénonce l’ombre indécente que le journaliste fait peser sur les victimes du conflit lui-même. La situation du correspondant de guerre porté en héros passe avant l’information sur le conflit, ses combattants et ses victimes.
J’irai plus loin que Robert Fisk. A mon sens, et dans le cas syrien ça me semble très net, ce glissement de statut de héros du journalisme à celui de héros d’une guerre signifie que le journaliste a changé de combat. En clair, il ne se bat plus pour une information impartiale et la liberté de la presse mais il a épousé la cause du camp où il se trouve. Une posture totalement contraire à celle d’indépendance qu’exige ce métier. Les journalistes, comme les humanitaires, feraient bien de dénoncer ces manipulations qui fournissent des arguments à ceux qui invoquent le complot occidental pour contrecarrer l’aspiration des Syriens à plus de liberté.
(*) Robert Fisk: The heroic myth and the uncomfortable truth of war reporting – Robert Fisk – Commentators – The Independent, 3 mars 2012 traduit en français par Courrier International : Le correspondant de guerre n’est pas un héros, 05 mars 2012.