Belleville est une fabrique à nostalgie, l’affaire n’est pas nouvelle. Quartier guère épargné par les transformations urbanistiques et sociales des deux derniers siècles, chaque génération de Bellevillois compte son lot de nostalgiques d’un passé a jamais révolu. Bien avant Clément Lépidis, Robert Garric rapportait ce témoignage en… 1928 !
Ils sont partis les petits marchands. Mme Marchandot va partir. Tout ce passé du vieux Paris s’en va. Tout ce quartier, tous ces jardins, tout ce vieux temps de bonne amitié s’en va avec eux. Mme Marchandot, c’est Belleville qui songe, qui se souvient, qui prolonge l’arome des jardins disparus, des causeries sur le pas des portes, du temps où tout le quartier s’aimait.
Elle s’est un peu assombrie.
– « Voyez aujourd’hui comme c’est différent. Les gens vous regardent à peine. On vivait alors. Aujourd’hui ils sont à leur fenêtre, il secouent leurs petits tapis, ils font des mines, ils ne savent pas comment se tenir. Des manières ! Et ils vous disent un petit bonjour, du bout des lèvres, parce qu’ils y sont bien forcés.
« Je vous dis, aujourd’hui, le monde est bête.
« C’est pour cela qu’on peut quitter Belleville sans autant de regrets ; autrefois je n’aurais pas quitté Belleville » (*)
Robert Garric a rédigé ces lignes au 162 rue de Belleville quelques années après avoir fondé les Equipes sociales, toujours animé par l’esprit fraternel des tranchées de la Grande guerre. Cet élan des élites vers le peuple, qui entend dépasser les classes sociales par l’amour du prochain, fait de Garric une figure importante du catholicisme social. Son texte se veut aussi barrage aux idées politiques et sociales qui conduiront au Front populaire.
L’immeuble existe toujours, tout comme survit l’association Groupe des œuvres sociales de Belleville fondée en 1919, un centre de santé polyvalent qui accueille aujourd’hui bénéficiaires de la CMU et de l’AME.
Dans Belleville, scènes de la vie populaire, Robert Garric s’enflamme pour le petit peuple. L’ouvrage assez décousu juxtapose amitiés de guerre, action sociale, réflexion politique et religieuse, portrait du quartier dans une éloquence plutôt surannée.
Historiens et passionnés de Belleville découvriront dans cet essai de nombreuses notations sur la vie locale des années 20, en particulier l’importance des spectacles (cinéma, chanson, boxe), le poids de la rue et des cafés dans la vie sociale, et une précieuse description de la bibliothèque Fessart, la première de Paris où l’on pouvait accéder aux livres sur les étagères sans devoir passer par un bibliothécaire.
(*) Robert Garric, Belleville : Scènes de la vie populaire, Grasset, 1928, p. 50-51. Ouvrage disponible à la réserve centrale des bibliothèques de la Ville de Paris… dès que je l’aurai restitué !