Elle est sale, elle est glauque et grise, insidieuse et sournoise, d’autant plus meurtrière qu’elle est impalpable. On ne peut pas l’étrangler. Elle glisse entre les doigts comme la muqueuse immonde autour de l’anguille morte. Elle sent. Elle pue. Elle souille. C’est la rumeur.
Pierre Desproges(*).
PS : Après une première publication de ce post, une lectrice a eu la franchise de me dire que ce que j’avais écrit était fort peu sociable et à la relecture, je vois bien que tout cela peut être fort mal compris. Du reste, je pourrais avoir la générosité de penser que vos mails transférés sont une petite pensée à celui qui est loin. Je m’excuse auprès de ceux que j’aurais pu blesser. Je ne visais ci-dessous que les powerpoint épais (genre aujourd’hui j’ai pris 10 résolutions pour être heureux) que je reçois identiques de 4 ou 5 personnes différentes, et dont le téléchargement, j’avais omis de le préciser, monopolise des fois très longtemps ma connexion internet qui n’est pas des plus rapides ici.
Ma remarque ne concernait nullement les mails transférés (même sans mot d’accompagnement) d’information, d’initiative, de plaidoyer, de coup de cœur, voire de messages d’ONG identifiées tant qu’ils ne sont pas des rumeurs grossières comme celle que je relate ci-après. Je vois bien que mon introduction (ci-dessous) sur les mails transférés portait à l’amalgame.
Vous me transférez régulièrement des mails, sans le moindre mot d’accompagnement. C’est dans l’air du temps, d’ailleurs d’autres vous les ont transmis de la même façon. Ces mails sont souvent inélégants, à force d’être transférés. Leur titre est précédé d’une flopée de Re:Re:re:fwd: et ils suent l’anglais mal traduit. Ils sont néanmoins charmants, peuplés de paysages de carte postale, d’animaux, de poésie assez plate… toutes choses qui, je l’avoue, me font bâiller. Ils sont souvent inoffensifs sauf lorsqu’ils contiennent des virus ou qu’ils encombrent de leur taille souvent imposante les serveurs de messagerie dont on vient de découvrir qu’ils n’étaient pas vraiment écologiques et qu’il faudra tôt ou tard là aussi travailler à l’économie. Vous l’avez compris, la plupart de ces messages-là, finissent rapidement dans ma corbeille, parfois sans le moindre coup d’œil, comme je le ferais d’un prospectus glissé dans ma boite aux lettres.
Il reste vrai que certains mails très très rares j’insiste, m’insupportent. Ce sont ceux qui croient jouer la dénonciation en plaidant une noble cause alors qu’il s’agit d’une désinformation grossière. Le dernier en date que j’ai reçu, en appelait aux droits de l’homme, dénonçant le cannibalisme dont aurait été victime un Noir dans un pays asiatique, force photos peu ragoutantes à l’appui.
Le mail sentait le faux à plein nez, ne serait-ce que par l’abondante et complaisante exhibition de chair, l’omission de signature d’une organisation ou d’un individu, l’absence de date, de lieu, toutes caractéristiques qui en ferait un contre-exemple de la dépêche dans une école de journalisme. Pourtant, au nombre de traits dans la marge, ça n’avait pas empêché ce mail, d’avoir largement circulé.
Renseignements pris sur le net(**), il s’agissait évidemment d’un canular de mauvais goût qui tourne depuis l’été 2009. En Thaïlande, des équipes se chargent régulièrement de faire la tournée des cimetières pour réduire les cadavres non réclamés par les familles, en détachant la chair des os avant de procéder à une crémation rituelle. Les photos de l’opération prises dans une ambiance potache hésitent entre le trash et le gore. Quant au Noir en question, il semble être plutôt asiatique (non, tous les Asiatiques ne sont pas « jaunes ») et peut-être en début de décomposition, les avis sont partagés et je ne suis pas médecin légiste.
Ce canular, est un vrai cas d’école , car il met en jeu des ressorts tout à fait humains au service de la rumeur. Entre autres :
- Notre capacité à créer une histoire. On y montre des individus qui dépècent un cadavre puis qui mangent. Sans jamais prouver que ce qui est mangé provient du cadavre. Sans aucun élément susceptible d’étayer cette thèse, l’imagination crée pourtant le chainon manquant, associant le contenu de l’assiette avec le cadavre. L’habile chronologie des images et le texte facilitent évidemment cette association.
- Notre ethnocentrisme. En voyant les photos, l’émotion est à son comble. « Dépecer, nettoyer un cadavre, quelle horreur et en plus avec le sourire. Brrrr. Ces gens là sont vraiment des barbares. » Levi-Strauss revient ! Les pratiques religieuses, la relation avec la mort, sont différentes d’une culture à l’autre. Qu’est-ce qui nous autorise à affirmer que nettoyer sans gravité un cadavre est un manque de respect en Thaïlande ? Et puis, vous croyez vraiment qu’en France, croque-morts, médecins légistes et élèves de médecine passent leur temps à tirer la tronche ?
- Notre affect proportionnel à la proximité de la situation. La Thaïlande est une destination à la mode depuis pas mal d’années. Qui n’a pas un proche qui ne s’y est déjà rendu ? « La Thaïlande, bigre, on était en vacances là-bas, si ça se trouve ces salauds nous ont fait manger de la chair humaine ! » Voilà de quoi occuper l’apéro entre amis.
- Notre hypersensibilité à la notion de race. La présence d’un Noir, en terre asiatique, dont on sait qu’elle porte aussi sa part de racisme, rend plausible la thèse. Si la « victime de cannibalisme » avait été un Thaïlandais, l’impact du canular aurait été bien moindre, il n’aurait sans doute pas été lancé.
- Notre faculté à généraliser. Un Noir, tous les Noirs, un Thaïlandais, tous les Thaïlandais.
Est-ce grave docteur ? Un peu, mon neveu.
Il me parait difficile de rire de ce canular comme d’une mauvaise farce. Le terme canular me semble même un peu léger. Il s’agit plutôt de désinformation, voire de manipulation.
D’abord, imaginez un instant que vous soyez l’un des membres de cette équipe de fossoyeurs, des volontaires précisons-le, qui sont par ailleurs à longueur d’année des supplétifs des urgences. Apprécieriez-vous que votre image fasse le tour de la terre en vous désignant comme cannibale ? Pas trop, hein. Ce genre de pratique à un nom, la diffamation. Diffamation pour l’individu dont les visages sont reconnaissables, diffamation pour l’organisme dont le nom figure sur les photos. Par généralisation, c’est rapidement tout un peuple qui est traité de barbare au titre que ses mœurs sont différentes. Tout ça dénote un fort relent de racisme. Pire, largement relayé dans un contexte explosif, cela pourrait s’apparenter à de l’incitation à la haine raciale.
Il y a autre chose de dangereux dans ces rumeurs. Une mobilisation répétée autour de fausses causes, par
un effet de brouillage, à tendance à créer une lassitude et à dé-crédibiliser celles qui sont sérieusement argumentées. A trop crier au loup… Les ONG reconnues n’utilisent jamais de tels procédés pour défendre leur cause. Elles signent, argumentent, vérifient leurs informations, ne livrent pas des images en pâture. Pensez à l’extrême prudence d’Amnesty dans ses rapports par exemple.
Le monde a mis plusieurs siècles à se doter d’une presse relativement objective. Les médias ne sont pas parfaits, je suis souvent critique à leur égard. Mais ils disposent d’un code de déontologie, qu’on peut leur opposer, voire critiquer. Ce type de mail s’apparente à tout sauf à de l’information et mérite bien le qualificatif de désinformation attribué par hoaxbuster. Cela pousse évidemment à s’interroger sur les motivations du créateur du mail. Plaisanterie ? Règlement de compte personnel avec ce pays ? Volonté de pénaliser le tourisme? Souhait de rallier des Africains à la cause des musulmans du sud de la Thaïlande ?… Tout est imaginable. Connaître les réels mobiles nécessiterait de remonter la piste de la rumeur à sa source.
Enfin notre attitude elle-même est questionnable. Quels sont les ressorts qui nous poussent à diffuser ce mail à tout notre carnet d’adresse ? L’intention de faire une bonne action pas cher ? L’impression d’exister dans un monde de brut ? L’argument massue pour une idée que l’on défend ? Pourquoi des internautes, dont ce geste d’interpellation prouve le sens des responsabilités, sont-ils si naïfs quant au contenu ?
Personnellement, je ne transfère plus ce genre de mail. Au contraire, je propose à l’ensemble des co-destinataires de vérifier le bien-fondé des informations. Si j’ai un doute, il existe un moyen rapide de déjouer les canulars avec hoaxbuster(***), la référence en surveillance de rumeurs. Même si les enquêtes y sont peu poussées, au moins y trouve-t-on l’historique d’un débat nourri et un avis : info ou intox.
Ne nous faisons pas les instruments de manipulateurs sous couvert de bonne conscience. Derrière ces rumeurs se cachent souvent des enjeux que nous ne maitrisons pas et qui sont aux antipodes de nos intentions. En prétendant défendre les Noirs ce mail salit injustement les Thaïlandais. Ne transmettons pas la haine !
J’en regrette d’avoir fait de la publicité à cette rumeur(****) ce « glaive merdeux souillé de germes épidermiques que brandissent dans l’ombre les impuissants honteux » comme le disait si bien Desproges(*). Toi aussi, Pierre, revient commenter ces haines ordinaires !
(*)
La rumeur,
Chroniques de la haine ordinaire, Pierre Desproges.
Le Nouvel Obs’, Bonnes feuilles, Hommage à Pierre Desproges (3). 18 avril 2008.
(**) sur le net, pas un seul article ne défend la véracité de cette rumeur. Au contraire.
- Cannibalisme en Asie? Méfiez-vous des apparences !, Le Post, 11 août 2009.
- Cannibalisme en Asie, désinformation, Hoaxbuster.
- Une explication de NaRa sur un blog thaïlandais (August 29, 2009)
In Thailand, there are several groups of volunteers that would go out and help transport the bodies of accident victims to the coroner office. The reason being is that the Coroner office in Thailand does not have enough manpower to go out and perform all the tasks of retrieving bodies themselves.
The pictures you are seeing came from an event hosted by one of the volunteer group mentioned above. Many times the bodies were never claimed, these bodies are actually stored in an unclaimed cemetary. But when they run out of space to buried the bodies, they would have to clean out the cemetary. The pictures here shows the volunteers actually cleaning the cemetary by removing the unclaimed bodies. This needed to be done to make space for the new bodies.
In order to maximize the space to keep the bones, they had to remove the remove the flesh (which later would be cremated) and only kept the bones.
These people have worked with the dead bodies for so long that it doesn’t bother them to sit down and eat their lunch next to the bodies. The volunteers are NOT eating the corpse. They are just eating the rice with some stir-fry meat with ginger.
- Cemetery Clean Up, Pattaya People, sans date.
- Last rites at mass cremation in Thailand, BBC News.
- Le site de la fondation Sawan Boriboon Foundation.
(***)
Hoaxbuster.
(****)
Rumeur : La souveraineté individuelle et la liberté de conscience, seule antidote à la rumeur, Paul-Vincent Paquet, Les Chroniques.net © Juin 2005-Juillet 2008. Extrait de cette intéressante analyse de la rumeur :
Décider d’être libre, c’est faire le choix d’abandonner la peur et de reconnaître l’autre au seul travers de notre conscience et non au prisme des normes des systèmes culturels et sociaux, fussent-ils le résultat d’un choix personnel considéré comme objectif. Ces interrogations simples qui sont à l’opposé de la paranoïa poussent à faire naître notre vraie souveraineté individuelle, seule marque d’existence de l’humain.